Ils sont bien loin de nous ces premiers jours du monde
Où, prodiguant ses dons, la nature féconde
Laissait vivre mille ans ses enfants nouveau-nés ;
Où l'univers entier rayonnait de jeunesse,
Où la mort, ne trouvant nulle part la vieillesse,
S'éloignait, en tremblant, de nos frères aines.
À vingt ans aujourd'hui, quand l'âme épanouie,
S'enivrant de soleil, d'amour, de poésie,
Demande à l'avenir le secret des destins,
Soixante ans sont pour elle une éternelle vie,
La coupe inépuisable où coule l'ambroisie,
Et l'ultima Thule de ses espoirs lointains.
Comme pour ces époux dont les livres bibliques
Nous racontent l'histoire et les vertus antiques,
Ces soixante ans, pour vous, n'ont commencé qu'au jour
Où, sur les bords heureux de la Nouvelle-France,
De vos coeurs de vingt ans couronnant la constance,
Vous avez vu l'hymen consacrer votre amour.
De ce beau Canada, qui de votre tendresse
Vit les premiers aveux et la première ivresse,
Vous avez conservé le souvenir charmant,
Et vous voyez souvent sa douce image en rêve...
En lui disant adieu, de sa puissante sève
Vous avez emporté quelque chose en partant.
Quand de vos premiers jours plus d'un ami fidèle,
Que l'ange de la mort a touché de son aile,
S'en est allé dormir le sommeil éternel,
Vous demeurez debout, pareils à ces grands chênes,
Ces magnifiques rois de nos forêts lointaines,
Qui semblent à nos yeux les colonnes du ciel.
Comme ils sont bien remplis ces nobles douze lustres !
Le travail incessant, les amitiés illustres
Qui, dès vos premiers pas, vous ont tendu les mains ;
Les voyages nombreux aux bords du nouveau monde,
Où vous alliez porter la semence féconde
De cet esprit français, le charmeur des humains ;
Tant de bienfaits discrets semés sur votre trace ;
Ces enfants bien-aimés, l'honneur de votre race,
De porter votre nom à juste titre fiers ;
Et vos écrits où brille une attique élégance :
Pour chanter dignement une telle existence,
Il faudrait un poème, et non pas quelques vers.
Ainsi, poursuivant votre course,
Sans redouter les noirs autans,
Vous irez boire à cette source
Où buvaient nos premiers parents.
Et, du temps reculant les bornes,
Vous laisserez couler les ans,
En repoussant les hivers mornes
Pour ne cueillir que les printemps.
Sur la montagne séculaire
Que fouleront vos pieds vaillants,
De la couronne centenaire
Vous ornerez vos cheveux blancs.
Sur ce sommet brillant que dore
Le soleil d'un monde nouveau,
Vous salûrez à son aurore
Le vingtième siècle au berceau.
Puisse Dieu me garder la vie,
Pour consacrer le dernier chant
De ma pauvre muse vieillie
A vos noces de diamant !
Octave CREMAZIE